Voyageurs de la Méditerranée

Arrivée de migrants espagnols dans la forteresse de Mers el-Kébir, au milieu du 19ème siècle.

Le texte qui va suivre est une rêverie personnelle, inspirée de mes travaux et lectures (ma base de documentation figure dans les références de mon roman l’Enfant de Mers el-Kébir). Ce texte ne se prend pas pour un document historique. Les récits historiques officiels ne sont la plupart du temps que des peintures à la truelle, orientées et politiciennes.

Cette peinture-là est la mienne.

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Il a été écrit que si le nez de Cléopâtre avait été plus court, la face du monde aurait été changée. Et si Hussein, le Dey d’Alger n’avait eu la malencontreuse idée de donner au consul de France un coup de son chasse-mouches en plumes de paon, la face de l’Afrique du Nord eût été sans doute fort différente.

« à ce coup, le Chrétien frémissant de colère

Etait prêt à saisir son glaive consulaire

Mais diplomate habile, il calme son transport

Fait un présent au Dey, le remercie, et sort »

Chansonniers marseillais, « la bacriade », été 1827.

L’occasion est belle. Hussein-Dey vient de servir aux Français sur un plateau le motif de la querelle. Le consul est rentré à Paris, mais trois ans plus tard, les Français reviennent. Dans la nuit du 13 au 14 juin 1830 les armées de Charles X prennent pied en Afrique du nord sur la plage de Sidi Ferruch, près d’Alger. L’incursion française sur cette terre durera 132 ans.

Zoom arrière.

1492 : Une année faste entre toutes pour l’Espagne. Christophe Colomb vient de débarquer sur le sol du Nouveau Monde, ouvrant par cette découverte de fabuleuses perspectives à l’Espagne. Ce sera aussi l’année de la prise de Grenade. Isabelle et Ferdinand, les Rois Catholiques, mettent un terme à sept siècles d’occupation maure en chassant du sol espagnol les derniers Almohades repliés en Andalousie. Ce sera la fin d’Al Andalus. Les vaincus se voient proposer le marché suivant : ils sont autorisés à rester s’ils acceptent d’abjurer l’islam. Dans le cas contraire ils doivent quitter le pays. Les expulsés traversent la Méditerranée et se répandent un peu partout sur le Maghreb mais surtout dans la région la plus proche des côtes espagnoles : la région d’Oran, et notamment à Marsa el Kebir (le Grand Port, en arabe), à 80 milles seulement d’Almeria.

Ruinés, frustrés d’avoir été chassés d’un pays ou ils ont contribué à la naissance d’une civilisation brillante, ces « rapatriés » maures reviennent sur le sol de leurs origines. A leur grand dépit, ils retrouvent une société médiévale et archaïque qui n’a guère changé depuis le départ de leurs ancêtres sept siècles auparavant. Ils s’attendent à être bien reçus par leurs frères en religion. Après tout, n’ont-ils pas tout quitté, leur pays, leurs possessions en Espagne pour ne pas abjurer leur foi ? Leur espoir est déçu : les Arabes du Maghreb, agacés par la morgue et les airs supérieurs de leurs frères espagnols, ne les supportent pas. Ils les refoulent hors des campagnes et les rejettent sur le littoral.

Animés par un désir de vengeance, les Maures andalous arment des bateaux pour la « Course » en Méditerranée, ainsi que l’on appelle la piraterie, activité fort lucrative et répandue en cette fin de XV è siècle. Habiles constructeurs de bateaux, fins navigateurs, rusés et intelligents, ils mettent à profit leur connaissance du monde espagnol, pour se livrer à cette forme maritime de la guerre sainte contre l’Occident chrétien. A bord de leurs felouques et chebecs, ils croisent dans les eaux ennemies, attaquent les bateaux de commerce, font main basse sur les cargaisons et vendent les équipages et les passagers en esclavage sur les marchés de Tunis, d’Oran ou d’Alger. Ils se risquent à des incursions de plus en plus audacieuses sur les côtes espagnoles, pillent, brûlent ce qu’ils ne peuvent emporter, et emmènent des captifs. Ces actes de piraterie menacent non seulement les intérêts des Espagnols, mais aussi ceux de certains petits Etats méditerranéens, notamment italiens, les Doges de Venise, les Royaumes de Gênes et de Pise, de Sicile, qui entretiennent des relations commerciales étroites avec le royaume de Tlemcen, et éprouvent de grandes difficultés à s’approcher de la côte d’Afrique.

Au début, les Rois Catholiques ne bronchent pas, très occupés à tirer profit de leur nouvel empire sud américain. Mais au bout de quelques années, lassés d’être la cible des corsaires barbaresques, ils décident de mettre un terme à la piraterie en Méditerranée occidentale en occupant des places stratégiques de la côte nord africaine. Sous l’influence du terrible ministre de Ferdinand, le moine soldat Ximenez de Cisneros, les Espagnols passent à l’action. Le 11 septembre 1505, une impressionnante Armada, commandée par l’alcalde don Diego de Cordoba, et composée de cent trente quatre navires et d’un corps d’armée de plus de dix mille hommes se présente face à la citadelle de La Marsa, ou se sont réfugiés les Maures sitôt l’alerte donnée.

Les coups de canon retentissent pour la première fois dans le cirque de montagnes de Mers el Kébir. Nous savons que ce ne sera pas la dernière.

Les Maures sont écrasés en quelques jours. Les Espagnols se rendent maîtres de Marzalquivir et de l’enclave oranaise qui resteront leur possession pendant deux cent quatre-vingt sept ans, La longue occupation espagnole reste cantonnée à quelques places fortes sur le littoral. En effet, ils ne réussiront pas à sortir de leurs forteresses perpétuellement attaquées, ni à pénétrer à l’intérieur des terres.

En 1792 les Espagnols abandonnent Mers el Kebir et l’enclave oranaise aux mains des Turcs et rentrent chez eux. Ce n’est pas bien loin, chez eux, juste un bras de mer à traverser pour rejoindre l’Andalousie si proche qu’on en distingue les massifs à l’œil nu par temps clair. Certains, toutefois, refusent de partir. A leur entrée dans Oran en 1830, les Français découvriront avec surprise des descendants de ces exilés espagnols ayant préféré subir la domination ottomane plutôt que quitter les lieux.

Dès l’arrivée des militaires français, trente huit ans à peine après leur récent exil, les Espagnols remontent dans leurs bateaux et reviennent en masse en Afrique du Nord. Avec, certes, une certaine amertume au fond du cœur, car s’ils reviennent dans une région qui leur est chère, et familière, le Maghreb est passé en d’autres mains et ils n’y sont plus chez eux.

Les Méditerranéens se connaissent et se fréquentent depuis si longtemps… Les peuples des péninsules espagnole, italienne, grecque, les Phéniciens, les Arabes, les Maltais, les Turcs font de fréquentes incursions les uns chez les autres, depuis la nuit des temps, poussés par la nécessité ou l’intérêt, quelquefois animés par un désir de croisade ou de djihad. Charles Martel n’a-t il pas arrêté l’expansion berbère à Poitiers ? La langue maltaise n’est elle pas étrangement similaire à l’arabe ?

N’est-il pas troublant de voir l’histoire se répéter.

En 1492, Isabelle et Ferdinand d’Espagne chassent les Infidèles de leur territoire après sept siècles de cohabitation.

A leur tour, en 1962, et dans des conditions étrangement similaires, leurs descendants rejetteront les descendants des Espagnols, Italiens, Français et Maltais installés chez eux.

Ce rejet résonne encore douloureusement en France.

Pourtant….

Le temps de l’adaptation est venu.

Viendra celui de l’oubli.

L’exil massif d’un million de Français d’Algérie figurera dans les livres comme une migration de plus d’un peuple méditerranéen.

Depuis, tant d’autres bateaux ont bravé les colères de la Méditerranée.

Et ce n’est pas fini. 

 

Sophie Colliex

 

 

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